Depuis cinq ans, plusieurs éditeurs de BD font le pari du poche. L’objectif est simple : conquérir un nouveau lectorat avec des petits prix.
Chaque année ou presque, un nouvel éditeur se lance dans l’aventure : celle de la bande dessinée au format poche. Casterman a lancé le mouvement il y a cinq ans, suivi par Futuropolis (2021), Urban Comics et Dargaud (tous deux en 2022). C’est désormais au tour de Sarbacane de faire le pari du petit format avec quatre titres à paraître au mois de mai.
L’idée n’est pas nouvelle. « C’est une arlésienne du monde de la bande dessinée depuis les années 1960 », rappelle Frédéric Schwamberger, directeur de Futuropolis. Si plusieurs tentatives infructueuses ont ponctué le marché au cours des dernières décennies, pourquoi le poche suscite-t-il aujourd’hui tant d’engouement ?
D’abord, parce que les techniques d’impression ont évolué. Auparavant, sortir une bande dessinée en format réduit était « fastidieux à faire et les résultats n’étaient pas nécessairement probants », estime François Le Bescond, directeur éditorial chez Dargaud. Pour ne pas faire souffrir le poche d’une image de bande dessinée au rabais, les éditeurs mettent le paquet sur la fabrication. « Nous effectuons un gros travail d’adaptation pour conserver la lisibilité. Certains auteurs reprennent même toutes leurs planches ! », assure Vincent Petit, éditeur chez Casterman. Et tous les éditeurs interrogés sont d’ailleurs formels : ils ne publient en poche que des bandes dessinées qui supportent une telle réduction. Fondateur de Sarbacane, Frédéric Lavabre explique vouloir apporter un soin tout particulier à la fabrication de ses titres à paraître. « J’ai créé une ligne graphique dédiée : chaque livre est imprimé en quadri sur du beau papier, avec une jaquette et un rabat », détaille-t-il.
Être accessible
Si les éditeurs exhument l’idée de passer la bande dessinée en poche, c’est aussi parce que le marché a évolué. Des initiatives préalables, comme la collection « Sociorama », publiée par Casterman de 2016 à 2020, ont montré que les lectrices et lecteurs sont prêts à adopter le 9e art en format réduit. Et surtout, « le roman graphique, avec sa forte pagination, s’est imposé sur le marché », souligne Frédéric Schwamberger. Si « passer des titres de 48 ou 60 pages en poche n’induit pas forcément un différentiel de prix très intéressant, payer 10 ou 15 euros pour un roman graphique de 200 ou 300 pages au format poche au lieu de 40 euros, voire plus, pour un grand format… L’offre devient bien plus intéressante », complète-t-il. Président du groupe bande dessinée du Syndicat national de l’édition (SNE) et fraîchement nommé directeur général de Glénat, Benoît Pollet abonde. « Le prix d’une bande dessinée ado-adulte a augmenté de 30 % en 10 ans. Nous prenons le risque que la bande dessinée soit tellement chère qu’elle en devienne élitiste, à l’heure où des plateformes nous racontent des histoires pour 15 euros par mois. La réduction de prix peut ainsi devenir intéressante. »
Si tous se lancent, c’est cependant avec parcimonie. Quelques titres, tout au plus une dizaine par éditeur, fleurissent dans les catalogues avant l’été. Le moment idéal pour commencer à préparer ses valises et y glisser des objets maniables et à petit prix. « La bande dessinée est une lecture de divertissement, celle qu’on associe plus aux vacances. Mais partir avec des grands formats, ce n’est peut-être pas le plus pratique », reconnaît Vincent Petit.
Avec ces collections ou opérations spéciales, les éditeurs entendent bien tirer parti du poche pour promouvoir l’ensemble de leur catalogue. « L’animation du fonds dans un marché très actif est l’une des idées qui nous anime, déclare Frédéric Schwamberger. Le marché de la BD n’a jamais été plus chargé qu’aujourd’hui. Même des titres qui ont dix ans peuvent être considérés comme historiques ou oubliés. Alors, il est essentiel de continuer à les faire vivre. » De son côté, Casterman profite de chaque opération pour glisser un « guide de lecture qui présente les romans graphiques en grand format », indique Vincent Petit. Le poche lui permet aussi d’attirer l’attention des libraires et des lecteurs ou lectrices sur l’actualité d’un auteur ou d’une autrice. C’est notamment le cas de Jean Harambat, dont Opération Copperhead paraîtra en poche début juin avant de retrouver les libraires au second semestre 2023 avec une nouveauté en grand format.
Séduire les jeunes
Autre atout du poche, et de taille : le possible recrutement de nouveaux lecteurs et nouvelles lectrices. D’où l’ambition de Casterman de notamment placer ces titres dans les enseignes Relay des gares pour espérer déclencher des « achats d’impulsion ». « Ces offres sont destinées à toucher un lectorat pour lequel le levier prix est important », résume Frédéric Schwamberger. Et surtout, un lectorat familier de la bande dessinée susceptible de déserter le rayon lors de son entrée dans la vie adulte. « L’intérêt est double : il s’agit de toucher de nouveaux lecteurs, mais aussi de proposer ces albums à un prix attractif à des jeunes adultes qui n’auraient pas les moyens de les acheter au format classique », explique François Le Bescond.
Toucher un lectorat plus jeune… De là à espérer faire un peu d’ombre au manga ? Les éditeurs n’y croient pas vraiment. « Le manga est un marché et une lecture totalement différente. Mais si cela peut inciter les lecteurs de mangas à découvrir d’autres types de bandes dessinées, que ce soit par le prix ou le format, nous en serions très heureux », admet Frédéric Schwamberger. « Il s’agit d’un public très protectionniste et attaché au manga japonais », tempère Vincent Petit. Si bien que la « porosité entre les deux rayons n’est pas très forte », poursuit François Le Bescond.
Ventes complémentaires
Tout au plus, le poche peut participer à la bonne santé du 9e art. Et ce, sans cannibaliser les ventes en grand format. Frédéric Lavabre envisage le poche comme « une offre complémentaire. Ce n’est pas forcément l’un ou l’autre, cela peut très bien être l’un et l’autre ». Et les retours de ceux qui l’ont précédé dans l’aventure semblent lui donner raison. Frédéric Schwamberger a par exemple vendu 5 000 exemplaires de la version poche de Cher pays de notre enfance d’Étienne Davodeau et Benoît Collombat (2022). « Elles ne sont pas venues en décalque des ventes habituelles du grand format, ce sont des ventes complémentaires », affirme-t-il.
Les ventes en poche ne seront peut-être qu’une goutte d’eau dans le chiffre d’affaires de la bande dessinée. Et d’ailleurs, les éditeurs ne s’attendent pas à « atteindre les scores que la littérature en poche est capable de faire », affirme Frédéric Lavabre. Mais ils en sont intimement convaincus : il existe là une offre susceptible de fonctionner. Mais seulement si tous participent à ce mouvement de fond. « Si nous avions été les seuls à proposer du poche, je pense que cela aurait été un coup d’épée dans l’eau », reconnaît François Le Bescond. Fervent militant de la bande dessinée en poche, Benoît Pollet pense « qu’il existe une opportunité pour les éditeurs qui ne marchera que si tous s’y mettent. Tout ceci n’aura un intérêt que si une véritable offre s’installe dans la durée ». Et, pour l’heure, tous les indicateurs semblent au vert pour pérenniser des tables ou même un rayon dédié dans les librairies.
Article paru dans Livres Hebdo le 18.04.2023 , écrit par Cécilia Lacour, que nous reprenons avec l'aimable autorisation du magazine. Photo de couverture OLIVIER DION